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quelles douloureuses démences. Et c’était encore ceci qui m’obsédait comme la vision de la mort : un champ de blé immense, sous le soleil, un champ de blé dont on ne voyait pas la fin, et un tout petit faucheur, avec une grande faux, qui se hâtait, se hâtait, en vain, hélas ! car on sentait que jamais il ne pourrait couper tout ce blé et que sa vie s’userait à cette impossible besogne, sans que le champ, sous le soleil, parût diminuer d’un sillon.

Je ne voyais que l’incohérence, le déséquilibre de ces imaginations excessives, et j’étais incapable — trop neuf aux émotions esthétiques — d’en goûter la beauté picturale et la grandeur décorative. Je répondais, timidement, d’une voix tremblée :

— C’est bien beau… Mais, cela m’effraie un peu… Sans doute que je n’y connais rien… Mais je trouve ça exagéré… un peu.

Exagéré ! Un mot qui me revenait de mon père, dont c’était l’habitude de juger ainsi les choses qui contenaient une parcelle d’émotion, un frisson de vie, une lueur de pensée, une pulsation d’amour.

Alors, à ce mot, Lucien s’emportait.

— Exagéré… mais l’art, imbécile, c’est une exagération… L’exagération c’est une façon de sentir, de comprendre… C’est… c’est… chaque chose, chaque être… chaque ligne… tout ce que tu vois… contient un caractère latent, une beauté souvent invisible… Eh bien… l’art !… exagéré… Tu es un idiot… c’est ignoble !… Voilà ce que c’est !… c’est rien !… Et je suis une brute !… allons dîner !…

Et d’un geste violent, il retournait sa toile contre le chevalet, quand il ne la crevait pas, d’un coup de poing furieux.