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qui ne sait rien de rien, et qui fabrique une boîte, ou une table… Oui ?… Eh bien, si les proportions en sont justes, et les lignes belles… Ma foi !… Enfin, voilà, c’est mon idée…

— Je t’en prie, Lucien…

— Moi, à ta place, voilà !… Je sortirais, je me promènerais, j’irais dans les rues, le long des quais, dans les jardins… partout… J’observerais les visages, les dos, les yeux qui passent !… Et puis je me demanderais ensuite ce que cela signifie, et comment je puis l’exprimer !… L’art, mon garçon, ce n’est pas de recommencer ce que les autres ont fait… c’est de faire ce qu’on a vu avec ses yeux, senti avec ses sens, compris avec son cerveau… Voir, sentir et comprendre, tout est là !… Et puis exprimer aussi, diable !… Mais que veux-tu exprimer, si tu n’as rien vu, et si ce que tu as vu, tu ne l’as pas compris !…

« Voir, sentir, comprendre », ces trois mots, il les répétait à chaque instant. Cela résumait toute son esthétique parlée. Lucien n’était pas éloquent. Il avait même de la difficulté à exprimer ses idées. Lorsqu’il se lançait dans une théorie, les mots sortaient, avec peine, de sa bouche contractée. Et les phrases commencées, il les achevait souvent dans un geste, qu’accompagnait toujours, en manière de conclusion, cette trinité de verbes : « Voir, sentir et comprendre ! »

Le matin, je déjeunais rapidement, dans une crémerie de notre rue, et le soir, avant le dîner, j’allais retrouver Lucien, à son atelier. Il n’aimait pas qu’on vînt le voir, durant la pioche, comme il