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poitrine, d’on ne sait quoi de fort, de bonheur ou de souffrance, avant les rendez-vous d’amour…

Et je lisais, je lisais, je lisais.

Je lisais de tout, sans pouvoir jamais me rassasier de lire, je lisais avidement, comme boit un blessé dans les déserts de feu, comme boit un blessé qui enfonce toute sa tête, dans les eaux fraîches de la source miraculeusement rencontrée.

Lucien, un jour me dit :

— Tu veux écrire ?… Tu sens en toi quelque chose qui te pousse à écrire ?… Quelque chose qui te démange les mains, comme une fièvre et te monte à la gorge, comme un sanglot ?… Est-ce ça ?… Oui ?

— Je ne sais pas… Je ne pourrais pas expliquer… Mais je crois bien que c’est ça !…

— Eh bien, mon garçon, tu lis trop… tu avales de travers un tas de choses que tu digères mal, ou que tu ne digères pas du tout… Moi, je suis sûr que c’est très mauvais…

— Que faut-il que je fasse ?

— Il faut vivre, mon petit… Pour toi, il n’y a pas de livres, pour moi, pas de tableaux qui vaillent cette… cette… chose… cette… enfin… oui, quoi ?… la vie !…

— Dis-moi… Conseille-moi… Apprends-moi… Je ne fais que naître… je suis tout petit… plus faible qu’un enfant… et il me semble que les os de mon crâne mollissent encore sous les doigts…

— Tu comprends, moi, la littérature, ce n’est pas mon métier. Je n’y entends rien… Quand c’est beau, je sais que c’est beau, voilà tout !… Je cherche autre chose… je cherche… (Et la figure plissée de grimaces… il traçait dans l’air, avec son doigt, d’idéales lignes)… Je cherche ça… Saisis-tu ?… Pourtant, je crois bien que tous les arts se ressemblent… Écrire, ou peindre, ou mouler, ou combiner les sons… Oui, je crois que c’est la même douleur, vois-tu ?… Et veux-tu que je te dise ?… Un menuisier, un brave homme