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leurs étranges. Un artiste, ou un assassin, c’est à peu près la même chose, pour les habitants paisibles des campagnes. Cela comporte les mêmes terreurs, le même inconnu de vie dépravée et maudite. Dans un petit pays comme était le nôtre, ce sont des hors-la-loi, des hors-la-vie. On s’en détourne, comme des rôdeurs, le soir, ou des diables, la nuit, dans les forêts hantées. Mon père m’avait autrefois défendu de fréquenter Lucien, un ténébreux vaurien qui mangeait l’argent de ses parents, et à quoi, seigneur Dieu !… Je souffris beaucoup de cette interdiction, car Lucien m’attirait. Il ne me semblait pas pareil aux autres ; il y avait dans ses yeux une lueur — nullement diabolique — et comme il n’y en avait pas de semblable, dans les yeux des autres. C’était un jeune homme de quelques années plus âgé que moi, grand, mince, avec une jolie figure, énergique et douce, et tout illuminée d’ironie charmante et légère, avec un rien de triste, parfois.

Il vint à moi, le premier :

— Eh bien ! je ne te fais plus peur, maintenant, me dit-il, en me tendant les mains.

— Oh ! non !… fis-je… Et je suis bien heureux de te voir, si tu savais. Et si tu veux, je te verrai tous les jours… je t’accompagnerai quand tu iras travailler… je porterai tes affaires…

J’avais mis une véritable passion à débiter ces mots. Lucien me regarda avec un air de bonté un peu triste…

— Et que fais-tu maintenant ? demanda-t-il.

— Rien !… répondis-je.

Et comme si un ressort se fût, tout d’un coup déclenché dans la langue, avec une volubilité de paroles extraordinaire, je lui racontai toute ma vie… Je lui dis tout ce qui me torturait… les ténèbres où s’enfonçait ma raison, mes désirs de lumières et les désespoirs où j’étais de ne les connaître jamais, jamais… Tout cela mêlé de gestes violents, de serrements de mains, tels que j’avais la sensation de toucher, d’étreindre quelque branche libératrice…

— Tu es épatant ! me dit Lucien…