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que pour cette tâche criminelle : tuer l’individu, dans l’homme, substituer à l’individu, c’est-à-dire à la liberté et à la révolte, une chose inerte, passive, improductive. Et j’admire qu’il y ait eu, et qu’il y ait encore des êtres assez forts, pour avoir résisté à cette lourde pesée ! Quelle énergie ! Quelle volonté ! quelle ténacité puissante, ou quelle inconcevable chance, afin de pouvoir ainsi survivre à la mort, et de montrer au monde consterné la face miraculeuse et vivante du génie !

Au plus fort de ma détresse, j’éprouvai une grande joie. Je rencontrai Lucien, un jour que j’allais, par la campagne, ressassant ces intolérables pensées.

Lucien était le fils d’un boucher de chez moi. Son père lui avait fait donner une brillante éducation, comme mon père à moi. Mais Lucien était doué d’une énergie peu commune. Il était sorti l’esprit sain et le corps sauf de l’abrutissement du collège. Ses études terminées, il déclara à son père qu’il voulait être peintre ! Sur le refus indigné de celui-ci, celui-là quitta un soir la maison paternelle, et s’enfuit à Paris. À Paris, il vécut, on ne sait de quoi, de misères et d’espérances. Puis le père et le fils se réconcilièrent, à la suite d’un article de journal, où le nom de Lucien était cité élogieusement. Le bonhomme s’admira dans ce miroir de vanité qu’est un nom imprimé, et pardonna… Lucien venait, de temps en temps, passer quelques jours au pays. Il y travaillait à sa peinture, avec une singulière âpreté ; on le voyait dans les champs, au bord de la rivière, piquer, n’importe le temps, son chevalet, et barbouiller des toiles de cou-