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de rente. Cela me fut indifférent. Je n’avais pas même compté sur un tel revenu. Mes sœurs auraient pu tout me prendre, que je n’aurais pas eu l’idée de protester. Je n’avais qu’un désir, c’est qu’elles partissent, que je n’entendisse plus le glapissement de leurs voix, qui m’était devenu intolérable. J’avais besoin de me recueillir, et leur présence me gênait, m’irritait, faisait s’évanouir le peu d’idées qui me restaient, à la suite de tout ce dérangement dans ma vie.

Le matin de leur départ, ma sœur aînée me dit :

— Maintenant, que vas-tu devenir ?

— Je n’en sais rien ! répondis-je…

Elle n’avait plus la voix si sèche, ni le regard si dur… Elle essaya même de me prendre la main affectueusement.

— Il faut pourtant y penser… Ton avenir m’inquiète, mon pauvre ami…

Et comme je restais silencieux, elle reprit :

— Je comprends que tu ne puisses prendre une résolution immédiate… Mais, en attendant, où vas-tu aller ?…

— Je n’en sais rien…

— Tu n’es pas raisonnable… Écoute… Voici ce que je te propose… Viens chez nous… je te logerai, je te nourrirai… tu seras bien soigné… mon mari te donnera de bons conseils… Il connaît beaucoup de gens, qui peuvent t’être utiles… Et je ne te demanderai que cent vingt-cinq francs par mois…

— Non ! Je ne veux pas aller chez toi…

— Et pourquoi ?…

— Parce que je ne veux pas !… parce que je ne veux pas !

Alors, ma sœur comprenant que ma décision était irrévocable, souleva le masque d’hypocrisie et de fausse émotion dont elle avait couvert son âme…

— À ton aise ! mon garçon !… dit-elle d’une voix coupante… seulement, tu sais… quand tu seras malheureux… il est inutile que tu viennes frapper à ma porte… Espèce de brute ! va !…