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Mes sœurs étaient des femmes de précautions et d’ordre. Elles voulaient me voler, mais légalement, mais honnêtement.

Pour régulariser les choses et mettre en repos leur conscience, elles me firent signer une renonciation — antidatée — à tous mes droits sur la succession de ma mère, la plus importante des deux. J’avouais, par cet acte d’humiliation et de repentir, avoir été un mauvais fils, un dilapideur de fortune, avoir failli causer, par de sales passions et des dettes honteuses, la ruine de mes parents. Je reconnaissais l’éclatante vertu de mes sœurs, leur désintéressement, leur héroïsme dans ces circonstances douloureuses et je les suppliais d’accepter une restitution que le remords de ma vie passée et la justice me commandaient d’accomplir solennellement.

Je signai ce papier, je les signai tous. Et j’eus, à me dépouiller, une joie violente. Il me sembla que de ne pas « posséder » cela me rendrait l’âme plus légère. Au soulagement que j’éprouvai, l’amour de la propriété m’apparut comme un crime ; et je vis, plus nettement encore, ce que j’avais vu, tant de fois, durant les longs mois passés à l’étude du notaire, les hideuses déformations que ce sentiment met sur le visage des hommes, les lueurs farouches dont il emplit leurs regards.

J’aurais voulu seulement conserver quelque souvenir de mon père. Souvent mon père avait dit : « Quand je ne serai plus, ma montre en or sera pour le petit. » Mes sœurs se récrièrent. Elles prétendirent que jamais mon père n’avait proféré de pareilles paroles, que je voulais les frustrer… Elles ne me permirent pas de m’approprier la moindre babiole. Et tout fut dispersé au vent des enchères publiques. Elles vendirent tout, jusqu’aux robes de ma mère, jusqu’à des médailles bénites, et un petit scapulaire jauni, qui gardait encore l’odeur de cette chair d’où elles étaient nées.

Les affaires terminées, j’appris qu’il me revenait, à peu près, dix-huit cents francs