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— Petit ! criait mon père, en se tordant dans son lit… je suis glacé… Réchauffe-moi… Je meurs de froid…

— Petit !… petit !… implorait ma mère dont la figure terreuse se contractait, dans une épouvantable expression de souffrance… J’ai des bêtes qui me dévorent le ventre… J’ai des bêtes qui me courent dans les os…

— Oh !… Oh !… faisait mon père, dont les yeux, déjà, se révulsaient, sous la vision de la mort, dont la peau devenait sèche et noir…

— Ah !… Ah !… faisait ma mère…

Et sous le drap, son corps ployé en deux, se ratatinait ; ses genoux touchaient presque le menton, sa bouche remontait, tordue, jusqu’aux oreilles, et ses os craquaient.

J’allais de l’un à l’autre, sans savoir ce que je faisais, la tête perdue, ivre de vertige…

— Papa !… mon pauvre papa !… Maman !… ma pauvre maman !…

Écrasé par le sentiment si atroce de mon impuissance, je m’arrêtai soudain, et me laissai tomber sur le tapis, entre les deux lits souillés de déjections, je me bouchai les oreilles aux cris, aux appels, aux râles des deux chers moribonds, et je hurlai de longues plaintes, de longues et inutiles plaintes, comme un chien perdu dans la nuit, comme un noyé qui va disparaître dans l’eau noire d’une citerne.

Oh ! les terribles journées !… Oh ! les nuits affolantes ! Comment et pourquoi ai-je pu survivre à ces ébranlements, à cette épouvante ?…

Quand mes parents furent morts, je fus saisi d’un véritable accès de folie. Je ne voulais plus voir ces faces inertes, et décomposées, je voulais fuir, loin, très loin, aux confins du monde… mettre tout l’univers entre ces cadavres et moi… Je dégringolai les escaliers, et me trouvai dans le jardin, où longtemps, je tournai, je tournai, ainsi que fait une bête blessée à la tête… Puis, je franchis la haie, traversai des champs, entrai dans la ville, et je me mis à courir, par les rues, clamant :