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XII

Mon père et ma mère moururent, le même jour, emportés dans une épidémie de choléra. Ma douleur fut grande, et je ne saurais la décrire. Devant la soudaineté de cette catastrophe, j’oubliai tous les petits griefs que je croyais avoir contre mes parents, et je m’abandonnai, sans réserve, aux larmes. Jamais je n’aurais pensé que je puisse les aimer autant. Il y a des sentiments inconnus qui dorment dans le cœur de l’homme, comme un trésor d’avare dans la terre. Ils ne se réveillent qu’aux grands coups de pioche du malheur. Et de ces coups de pioche, ah ! comme mon cœur en fut labouré !

À ma douleur s’ajoutait un remords violent, et combien amer : celui de ne pas avoir soigné mes parents, comme il eût fallu, peut-être. Mais représentez-vous ma situation. Effrayée par la maladie, notre bonne avait fui la maison. Dans le pays je n’avais pu trouver une seule personne qui consentît à m’aider au chevet des malades. Et j’étais seul, tout seul, tout faible, devant cette terreur.

Le médecin ne faisait que paraître, disait : « Ça va plus mal… Ils sont perdus », me laissait une vague ordonnance, sans m’en expliquer l’emploi, puis il repartait, très vite, un peu pâle, vers d’autres maisons, où il répétait sans doute, à de pauvres petits êtres comme moi, de sa voix phéniquée, la phrase éternelle : « Ça va plus mal… Ils sont perdus ». Et moi, dans la crainte de commettre quelque erreur, je m’abstenais d’administrer d’aussi évasifs médicaments, dont je ne savais pas s’ils devaient être pris en breuvage, ou autrement.