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Et je me souviens de scènes horribles, répugnantes, le soir, dans le salon, à la lueur de la lampe, qui éclairait, d’une lueur tragique, ces étranges visages, ces visages de fous, ces visages de morts.

La mère du receveur de l’enregistrement vint, une fois, pour discuter les conditions du contrat et régler l’ordonnance du trousseau. Elle voulait tout avoir et ne rien donner, disputant sur chaque article âprement. Son visage se ridait de plis amers ; elle coulait sur ma sœur des regards aigus, des regards de haine, et elle répétait sans cesse.

— Ah ! mais non ! On n’avait pas dit ça ! Il n’a jamais été question de ça ! Un châle de l’Inde !… mais nous ne sommes pas des princes du sang ! nous autres.

Mon père, qui avait cédé sur beaucoup de points, s’emporta lorsque la vieille dame eut contesté le châle de l’Inde.

— Nous ne sommes pas des princes du sang, c’est possible !… Mais nous sommes des gens convenables, des gens honorables… Le châle de l’Inde a été promis… Vous donnerez le châle de l’Inde !

Et d’une voix nette, catégorique, il ajouta :

— Je l’exige !… J’ai pu faire des sacrifices, au bonheur de ces enfants… mais ça !… je l’exige…

Il se leva, se promena dans le salon, les mains croisées derrière le dos, les doigts agités par un mouvement de colère… Il y eut un moment de dramatique silence.

Ma mère était très pâle, ma sœur avait les yeux gonflés, la gorge serrée. Le receveur de l’enregistrement fixait un regard