Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/51

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bondissants, les coups de feu : « Pan ! Pan ! » et le déroulement sur les rochers neigeux, sur les rochers sanglants, de la bête frappée à mort, ma sœur extasiée, atteignait les purs, les ivres, les infinis sommets de l’amour. Elle le regardait, le contemplait, comme Elsa le surnaturel Lohengrin !

L’autre n’avait pas chassé le chamois ; il avait une marotte, moins noble peut-être, mais également émerveillante et passionnante. Sa marotte était de sauter des barrières, des obstacles quelconques. Et il les sautait avec une hardiesse, une souplesse qui faisaient battre le cœur de mon autre sœur, comme si son fiancé eût pris une ville à l’assaut, dissipé des armées, conquis des peuples. Lorsque nous étions à la promenade, tout d’un coup, à la vue d’une barrière, d’une lève de haie, il interrompait la conversation, prenait son élan, sautait et ressautait la barrière ou la lève, et les joues plus rouges, la respiration un peu haletante, un air de triomphe dans les yeux, il revenait auprès de nous, nous regardait l’un après l’autre et disait : « Faites-en autant ! » Puis il s’adressait à moi : « Faites-en autant ! Essayez ! » Et c’étaient des rires moqueurs : « Oh ! lui !… Mais il ne sait rien faire, lui ! » Alors, jusqu’au soir, c’était le récit — telle une épopée — de toutes les barrières qu’il avait franchies, des barrières hautes comme des maisons, comme des chênes, comme des montagnes –, des barrières rouges, blanches, vertes, et des murs et des haies… Puis, il tendait le jarret, le raidissait, le faisait jouer, fier de ses muscles… Mon autre sœur défaillait d’amour, elle aussi, emportée par l’héroïsme de cet incomparable jarret, dans un rêve de joies sublimes et redoutables. Oh ! qu’elle était laide et grimaçante ! Et comme j’avais pitié d’elle ! On les trouva une après-midi, sur le banc de ma tante, ma sœur à demi-pâmée, dans les bras de son fiancé, qui tendait son admirable jarret, d’une façon significative et victorieuse. Il fallut avancer le mariage.