Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XI

Mes sœurs se marièrent, à quelques mois de distance. Elles épousèrent des êtres très vagues, étrangement stupides, dont l’un était receveur de l’enregistrement, et l’autre, je ne sais plus quoi. À peine si je leur adressai la parole, et je les traitai comme des passants. Quand ils eurent compris que je ne comptais pour rien, dans la famille, ils me négligèrent totalement, me méprisèrent, tous les deux, pour ma faiblesse, pour mes façons solitaires, pour tout ce qui n’était pas eux, en moi. C’étaient de grands gaillards, bruyants et vantards, ayant beaucoup vécu dans la lourde, dans l’asphyxiante bêtise des petits cafés de village. Ils y avaient appris, ils en avaient gardé des gestes spéciaux et techniques. Aussi quand ils marchaient, avançaient le bras, saluaient, mangeaient, ils avaient toujours l’air de jouer au billard, de préparer des effets rétrogrades, importants et difficiles. Et, naturellement, il leur était arrivé des aventures merveilleuses, où ils s’étaient toujours conduits en héros. Dans la famille et le pays, on les trouva extrêmement distingués.

— Sont-elles heureuses ! s’exclamait-on en enviant mes sœurs.

Le receveur de l’enregistrement avait débuté, comme fonctionnaire, dans un petit canton des Alpes. Il y avait chassé le chamois, ce qui le rendait un personnage admirable et presque mystérieux. Lorsqu’il racontait ses prouesses, dans les montagnes, au bord des précipices, où grondent les torrents tragiques, charrieurs de cadavres inconnus, et qu’il mimait avec des gestes formidables, les hautes cimes, les guides intrépides, les chamois