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voit que les toits plats et roses. Et, par-delà la rivière s’étendent des plaines, des plaines, des plaines, des plaines ondulées de vallonnements, où sont des villages, tout petits et naïfs, à peine visibles, des églises gauches, enfantines, des églises et des villages perdus comme des nids d’alouettes. À l’horizon, des traits minces figurent des forêts. Mais la vue ne descend des célestes terrasses, n’arrive au paysage terrestre qu’à travers le vertige de l’abîme.

Ah ! quelle joie ce fut pour mon ami, lorsque, haletant d’avoir, sous le soleil, gravi le pic, l’interminable pic, j’arrivai dans son étrange domaine ! Et qu’il était changé ! Un vieillard, un petit vieillard, maigre et voûté, avec des yeux mouvants, confus et hantés, comme le ciel qu’ils reflétaient. Il me regarda longtemps, me serra les mains, pleura, ne put que bégayer :

– Ah ! toi !… toi… je suis content, je suis bien content…

Nous nous assîmes sur un banc de pierre, et je m’écriai, pour couper court aux effusions de mon ami, qui commençaient à me gêner.

– Mais c’est charmant ici !…

X me prit le bras et, vivement :

– Ne dis pas ça… ne regarde pas ça !…

– Ne pas regarder quoi ?… demandai-je, étonné.

– Le ciel !… Oh ! le ciel !… Tu ne sais pas comme il m’écrase, comme il me tue !… Il ne faut pas qu’il te tue aussi…

Il se leva :

– Descendons à l’écluse… Nous mangerons dans une auberge… Je n’aurais pas voulu que tu viennes ici… Je n’ai personne ici… Je n’ai rien ici… Descendons à l’auberge… Il y a là des gens qui parlent, des gens qui vivent !… Ici, personne ne parle, personne ne vit… personne ne vient jamais ici… à cause de ce ciel.

Et comme, inquiet des paroles de mon ami et de l’air surnaturel qu’il avait en les débitant d’un ton saccadé, je me reculais instinctivement, il me dit :

– Non… tu ne peux pas comprendre encore…

Puis il me montra le ciel dans un geste d’effroi, et d’une voix grave il prononça :

– Il ne faut pas jouer avec le ciel, vois-tu !… Descendons à l’auberge…