Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/47

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quelque chose qui a des ailes, passe au-dessus de lui. Il a la haine de ce qui vole, et de ce qui chante. Il m’a semblé que ce cygne, c’était l’image même de mon rêve ; et mon rêve est mort.

Autour de soi, de partout, on entend des coups de fusil ; — au-dessus de soi, de partout, on entend comme des plaintes, comme des cris. Le ciel est plein d’agonies, comme la terre.

Ce soir, je suis remonté de l’écluse, un peu ivre, non pas ivre tout à fait… Mais j’ai dans le cerveau d’étranges pesanteurs. Au seuil du cabaret, où j’ai laissé des hommes grimaçants, un froid m’a saisi, et l’ascension de la côte ne m’a pas réchauffé. Habituellement, quand j’ai trop bu, je tombe comme une masse sur mon lit, et je dors, je dors, des sommeils heureux, des sommeils où se pavanent les belles chimères et les consolantes joies ; je n’ai pas sommeil, ce soir : jamais je ne me suis senti aussi triste que ce soir… En vain, je veux ressaisir et suivre le fil de mes souvenirs. Je ne me souviens plus de rien… Tout flotte dans ma tête, comme dans de lourdes, d’impénétrables brumes. Et j’ai peur du silence qui m’entoure, j’ai peur de mon ombre, là, sur le mur, j’ai peur de ce chien qui aboie… Pourquoi n’aboie-t-il que quand je suis triste ? Oh ! ces nuits tranquilles ! ces nuits mortes où pas un souffle ne vient heurter les branches des arbres, soulever les tuiles de mon toit, faire craquer les fenêtres, comme elles sont terribles ! Fuir dans le passé, retrouver des visages, des choses… Mon père mort, ma mère morte, mes sœurs mariées… Mais je ne sais plus, ce soir, comment tout cela est arrivé !…