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Il fait froid ; le canal est gelé. De lourds glaçons qui charrient d’étranges, d’immobiles corbeaux, descendent mollement le courant, et les berges résonnent. Tout le long des berges, court un bruit charmant d’harmonica. Un remorqueur et six péniches, très noires, noires comme s’ils conduisaient la peste et la mort, attendent le dégel, rangés au milieu de l’eau qui sera, peut-être, prise demain, car les glaçons se pressent, se rapprochent, s’entassent l’un sur l’autre, avec des craquements doux. Une brume couvre les champs, les peupliers ne sont plus qu’une vague et légère ébauche violette, dans le paysage simplifié.

Les mariniers désœuvrés vont et viennent sur le quai, emplissent le cabaret. Une odeur d’alcool est dans l’air ; une lueur d’alcool est dans les regards ; et le meurtre rôde. Tout à l’heure, deux hommes, la face furieuse, sont sortis, et ont tiré leurs couteaux. C’est sinistre.

Des canards sauvages volent par bandes symétriques, tournoient, en sifflant, dans le ciel bas, d’un bleu sombre, au-dessus de la brume, d’un bleu qui a des reflets louches de métal, et j’ai vu passer un cygne blanc, un grand cygne blessé, un grand cygne blanc et sanglant, qui s’est abattu dans l’île, là-bas, derrière les peupliers. Ah ! qu’il était blanc sur le bleu mortuaire ; qu’il était rouge aussi ! Pourquoi l’ont-ils tué ? L’homme ne peut souffrir que quelque chose de beau et de pur,