Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À mon retour du collège, son affection comme ses méchancetés prirent une tournure qui m’épouvanta. Quelquefois, après le déjeuner, elle m’entraînait, en courant comme une petite fille, vers le fond du jardin. Il y avait là une salle de verdure, et, dans cette salle, un banc. Nous nous asseyions sur le banc, sans rien nous dire. Ma tante ramassait sur le sol une brindille morte, et la mâchait avec rage… Sa couperose s’avivait de tons plus rouges, sa peau écailleuse se bandait sur l’arc tendu de ses os ; et dans ses yeux congestionnés par un afflux de sang, d’étranges lueurs brillaient…

— Pourquoi ne me dis-tu rien ?… demandait-elle, après quelques minutes de silence gênant !

— Mais ma tante…

— Oh ! regarde… comme tu es mal cravaté !… Quel petit désordre tu fais !…

Et m’attirant près d’elle, elle arrangeait le nœud de ma cravate, avec des gestes vifs et heurtés… Je sentais les os de ses doigts se frotter à ma gorge… et son souffle fade, d’une chaleur aigre, offusquait mes narines… J’aurais bien voulu m’en aller, non que je soupçonnasse un danger quelconque… mais toutes ces pratiques m’étaient intolérables… Puis tout à coup ma tante se levait, piétinait la terre avec impatience, et me lançait un vigoureux soufflet…

— Tiens !… attrape… Tu es un sot… tu es une petite bête… une vilaine petite bête…

Et elle partait vivement, étouffant, dans sa course, le bruit d’un sanglot…

Un après-midi, nous étions assis sur le banc, dans la salle de verdure.

— Pourquoi regardes-tu Mariette ? me dit ma tante brusquement.

Mariette était une petite bonne que nous avions alors.

— Mais je ne regarde pas Mariette, répondis-je, étonné de cette question…

— Je te dis que tu la regardes… Je ne veux pas que tu la regardes… Je le dirai à ta mère…