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Je me rappelle que, sur la cheminée de la salle à manger, il y avait un groupe en plâtre, acheté par ma mère à un petit ambulant italien, et qui figurait des enfants nus, jouant aux billes. C’était hideux, mais tel était le goût artistique de ma mère. Par malheur les mouches ne cessaient de déposer, sur le plâtre, des taches brunâtres, qui faisaient la désolation de ma famille. Mes sœurs, à qui la garde de cette œuvre d’art était dévolue, avaient beau les gratter, les laver, les saupoudrer de farine, ces inconvenantes saletés ne disparaissaient pas. Au contraire, elles pénétraient plus avant dans le grain du plâtre, ou s’élargissaient à la surface, indélébiles. En quelques années le groupe devint tout noir. Il fallut le jeter aux ordures. Ces chiures de mouches me représentaient exactement les leçons du professeur, et j’avais la conscience que ma petite personnalité disparaissait, peu à peu, sous ce dépôt excrémentiel et quotidien.

Oh ! le professeur ! J’ai connu un jeune homme qui avait gardé de son professeur un incomparable et extraordinaire souvenir ! Il lui dédiait ses livres, car c’était un homme de lettres ; il le remerciait, publiquement, avec quels enthousiasmes, d’avoir éveillé son âme à une foule de beautés, de lui avoir dévoilé les mystères de la nature. Ai-je besoin de dire que je ne rencontrai jamais cet inconcevable Dieu ! Mes professeurs, à moi, m’apprirent que seule la force physique est belle et enviable, et j’étais faible ; ils me forcèrent à révérer les vertus grossières, les actes lâches, les passions animales, la supériorité des brutes et l’héroïsme des boxeurs.

Je sortis du collège, dépourvu de tout, et discipliné à souhait. À force d’être rebuté, j’avais perdu le goût de la recherche et la faculté de l’émotion. Mes étonnements, mes enthousiasmes devant la na-