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avec un regard dur… Tais-toi… c’est comme ton piano !… Tu n’en joues jamais… À quoi sert-il ton piano ?… Oui, pas d’encombrement ! J’en ai assez !

— Mais, petite mère… le piano, tu l’as acheté avec nos économies, nos petits cadeaux du jour de l’an… Si je n’en joue pas, c’est parce que tu ne veux pas que l’accordeur vienne pour le réparer… Enfin, il est à nous le piano…

— Rien n’est à vous ici, entendez-vous ?… gronda ma mère.

Et s’adressant à mon père, qui ne disait mot :

— C’est comme le cheval, la voiture… Qu’avons-nous besoin de cela ?… Nous ne sortons presque jamais… Je crois que nous pourrions les vendre… Cela ferait une fameuse économie…

— Mais enfin, objecta mon père, on ne peut pourtant pas tout vendre… Nous n’avons pas acheté cette maison pour nous priver de tout ce qui nous fait plaisir…

Le lendemain, ce fut encore plus terrible.

— Nous renverrons les domestiques, déclara ma mère… Les enfants feront le ménage, je prendrai une femme de journée pour les gros travaux…

Tout le monde sursauta. Mon père intervint.

— Comment, toi-même tu disais que tu ne pourrais entretenir la maison avec ton monde… C’est de la folie !… Et le jardin ? Y penses-tu au jardin ?… Moi, tu sais, je tiens à mes légumes, à mes arbres, à mes fruits !

— Des fruits !… Nous avons eu vingt poires cette année… Je n’ai même pas pu faire de gelée de pomme avec tes fruits !… Non, non, plus de gaspillage !… plus d’encombrement !… Tu agiras avec ton jardin comme moi avec ma maison… tu prendras un homme de journée, un jour par semaine.

— Ce n’était pas la peine, alors, d’acheter une maison plus grande, si tu dois tout vendre et tout renvoyer.

Ma mère eut un regard de triomphe :

— Ah ! te l’ai-je assez dit ?… T’ai-je assez averti que tu commettais une sottise, une folie ?…