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Il lui fallut plusieurs semaines pour s’habituer à cette effarante idée que le marché était irrévocable, qu’il n’y avait pas à y revenir, ainsi que mon père le lui expliquait, le code en main. Enfin, un beau jour, elle finit par déclarer :

– Après tout !… Nous avons été si longtemps gênés et mal à l’aise que nous pouvons bien nous donner le plaisir d’un peu de confortable…

– Bien sûr ! appuya mon père… Et te voilà, enfin, raisonnable… Mon Dieu, la vie n’est pas déjà si longue ! Un peu de bon temps, va… ça n’est pas de trop… quand on le peut.

– Ça c’est vrai ! conclut ma mère, rassurée et joyeuse… Et puisque les enfants sont contents !… Avoue tout de même que nous nous sommes trop précipités… Et puis, cette grande maison, jamais nous ne pourrons l’entretenir, avec nos deux domestiques…

– Mais si ! mais si !… Tu prendras une petite fille, en plus, une petite fille de dix francs par mois…

– Enfin, pourvu qu’on soit heureux, pourvu qu’on soit bien !

À partir de ce moment, ma mère, sérieuse et active, rôda dans la maison, s’arrêtant devant chaque objet, ayant avec chaque chose d’étranges colloques.

Un matin, elle dit, au déjeuner, très grave :

– Il va falloir faire de grandes économies… J’ai beaucoup réfléchi. Ainsi, le salon… Nous n’avons pas besoin d’un salon… Nous voyons si peu de monde… On pourrait vendre les meubles du salon…

– Oh ! mère ! fit ma sœur aînée… Moi je pensais qu’on l’aurait arrangé encore mieux…

– Est-ce toi qui paies ? dit ma mère,