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nécessité. Je me souviens encore des inénarrables négociations qu’elle ouvrit avec un cordonnier, pour l’achat d’une paire de bottines ; ces négociations durèrent deux ans, pendant lesquels je marchai avec des chaussures trouées.

L’affaire terminée, l’acte de vente signé, ma mère fut comme écrasée de sa hardiesse. Non, cela n’était pas possible ! Cette résolution irréparable, qui coupait court aux réflexions, aux objections, aux hésitations, aux mais, aux si, aux car, lui parut une surprise violente, une criminelle effraction de sa volonté, quelque chose comme une catastrophe soudaine, terrible, à laquelle il était impossible de s’attendre. Et sans cesse, elle gémissait :

– Une si grande maison !… Et peut-être de l’humidité !… Et tant de terrain !… Ah ! mon Dieu ! qu’allait-on devenir, là-dedans ?

La pensée d’une installation nouvelle, discutée pourtant, prévue dans ses plus méticuleux détails, l’accabla comme une tâche trop lourde pour elle, lui cassa les bras, lui aplatit le cerveau. Elle chercha des moyens bizarres, de rompre le marché.

– Mais, puisque c’est signé ! disait mon père… puisque tu as signé, voyons !

– J’ai signé, j’ai signé… reprenait ma mère… Eh bien, ce n’est pas une raison… Je puis m’être trompée… Il doit y avoir des motifs d’annulation… D’abord, je n’ai pas signé de bon cœur… Et puis admets que la toiture s’effondre demain…

– Eh bien ?

– Eh bien, je dis que cela n’est pas juste… qu’on aurait pu attendre… et que si tu voulais bien…

Et comme mon père, impatienté, haussait les épaules :

– Oh ! toi ! je sais ! reprochait ma mère… Toi, d’abord, tu n’as jamais su ce que c’est que l’argent…