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VII

À cette époque, un grand changement survint en notre existence.

Mes parents, se trouvant trop à l’étroit, dans notre petite maison, achetèrent une propriété plus vaste et qu’ils convoitaient depuis longtemps. Il y avait une grille, de très vieux arbres, une charmille, un verger, et parmi des rocailles écroulées, les restes d’un ancien jet d’eau ; l’habitation, toute blanche, avec son haut toit d’ardoise, offrait, de la route, au regard des promeneurs, un aspect imposant et presque « seigneurial », disaient mes sœurs. De fait, cette maison nous classait, dans le pays, nous élevait d’un rang au-dessus des petits bourgeois non hiérarchisés. Mes sœurs prenaient des airs plus hautains, et déjà jouaient comiquement à la grande dame. Elles espéraient aussi — espoir formellement partagé par toute la famille — trouver avec le prestige de cette maison, de sortables maris.

Mais tout cela ne s’était pas accompli sans de longues réflexions, sans de longues et émouvantes et angoissantes hésitations. Durant des mois et des mois, on avait pesé le pour et le contre, élevé d’inextricables objections, établi des comptes enchevêtrés, mesuré la hauteur des plafonds, la largeur des fenêtres, la profondeur des placards, sondé la solidité des murailles, espionné le tirage des cheminées… surtout ma mère qui manquait, en toutes choses, de décision. Elle ne pouvait, ma mère, se résoudre à prendre un parti, même dans les actes les plus ordinaires, les plus renouvelés de la vie de ménage ; et, pour l’achat d’une robe, d’un paquet de navets, d’une pelote de fil, elle ne cédait, après des soupirs et des froncements de sourcils, que talonnée par la