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point, plutôt qu’à un autre, de toute l’éternité qui m’a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour… »

Toute cette nuit-là, je restai appuyé contre la fenêtre ouverte, sans un mouvement, le regard perdu dans l’épouvante du ciel, et la gorge, si serrée que les sanglots, dont était pleine ma poitrine, ne pouvaient s’en échapper, et me suffoquaient. Mais le matin enfin reparut ; l’aube se leva, et avec elle la vie qui dissipe les songes de mort. Des portes s’ouvrirent, des volets claquèrent sur les murs ; une pie s’envola d’une touffe de troènes ; les chats, bondissant dans l’herbe, rentrèrent de leurs chasses nocturnes. Je vis la bonne, qui balaya le seuil de notre maison ; je vis ma sœur aînée qui porta sa cage à serins, sur une petite table du jardin, près de la pelouse, et se mit en devoir de la nettoyer, d’en changer l’eau dans les godets. Les serins pépiaient, et ma sœur leur répondait d’une voix aigre, car sa voix, même dans l’émotion, même dans la tendresse, gardait une intonation de glapissement mauvais. De la fenêtre où je l’observais, elle était hideuse, ma sœur. Sa silhouette revêche chagrinait le réveil si pur, si frais du matin, par la discordance d’un sale bonnet de nuit et d’une camisole fripée. Son jupon noir, mal attaché aux hanches, pendait, d’une façon désagréable, sur d’impures savates qui traînaient sur l’allée, pareilles à de répugnants crapauds. Elle avait une nuque méchante, un profil dur et sec de vieille fille, un crâne obstiné. Je ne sais pourquoi elle m’irrita, plus que de coutume. J’aurais voulu la battre, j’aurais voulu, à coups de marteau, faire pénétrer dans ce crâne un peu de la clarté de ce virginal matin… Je descendis au jardin, et courant vers elle, presque menaçant, je lui empoignai le bras, et criai :

— Sotte !… sotte !… sotte !… Tu ferais mieux de regarder les étoiles, la nuit…

Ma sœur poussa un cri, effrayée de ma voix, de mon regard, et s’enfuit en appelant : « au secours ! »