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j’obtins de mon père que je ne continuasse plus mes études sur le tambour. Et le tambour, malgré les heures d’orgueil — vite oubliées — qu’il avait données à ma famille, fut relégué, en compagnie de la flûte et du cornet à piston, dans la nuit tombale d’un vieux coffre à bois. Alors, j’entendis tous les jours, et presque à toutes les heures, mon père, ma mère, mes sœurs, ma tante, mes maîtres, à propos de choses que j’avais faites, ou que je n’avais pas faites, dire sur un ton à moitié irrité, à moitié compatissant : « C’est désolant… Il ne comprend rien… Il ne comprendra jamais rien… Quel affreux malheur pour nous que cette méningite ! » Et ils regardaient avec effroi, mais sans oser me les reprocher — car c’étaient de braves et honnêtes gens, selon la loi — les morceaux que je mangeais, que je dévorais avidement, dans le silence des repas, et dont ils savaient qu’ils ne seraient jamais payés !

Loin que ma sensibilité eût été diminuée par le mal qui avait si intimement atteint mes moelles, elle se développa encore, s’exagéra jusqu’à la trépidation nerveuse. Tout me fut une souffrance, car je n’avais pas encore le sentiment, si rassurant, si égoïste, de la beauté éparse dans les choses, de la beauté qui, seule, suffit à expliquer, à excuser ce malentendu, ce crime : l’univers. Je cherchais je ne sais quoi dans la prunelle des hommes, au calice des fleurs, aux formes si changeantes, si multiples de la vie, et je gémissais de n’y rien trouver qui correspondît au vague et obscur et angoissant besoin d’aimer qui emplissait mon cœur, gonflait mes veines, tendait toute ma chair et toute mon âme vers d’inétreignables étreintes, vers d’impossibles caresses.