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Quand mon père m’apprit la nouvelle, je pleurai très fort.

— Je ne pourrai jamais… bégayai-je…

Non pas que j’eusse le sentiment de mon impuissance, mais j’éprouvais réellement le sentiment du ridicule profond où j’allais m’enfoncer.

— On peut ce qu’on veut ! prononça mon père héroïquement… Travaille… applique-toi… Comment, une procession pareille, une fête unique, et toi en tête !… Et tu pleures ! Tu ne te rends donc pas compte de l’honneur que l’on te fait ?… Tu n’as donc pas d’amour-propre pour ta famille ?… Sapristi !… Il ne m’est jamais arrivé une chance pareille, à moi !

Ma mère, mes sœurs, ma tante me raisonnèrent, me firent honte de ma faiblesse. Ma tante surtout se montra particulièrement exaltée…

— Si tu ne veux pas… cria-t-elle… écoute bien… je te reprendrai ton tambour… Je le donnerai à un pauvre…

— C’est ça ! C’est ça ! On lui reprendra son tambour ! dit en chœur toute ma famille…

Je me résignai. Et durant un mois, tous les jours, je piochai mon tambour, douloureusement, sous la conduite du menuisier qui, jaloux de n’avoir pas été désigné par M. Martinot, répétait, à chaque minute :

— Si ça ne fait pas pitié !… Un gamin comme ça !… Un gamin de rien !… Un gamin tout petit !… Et moi qui étais à Sébastopol !…

Le grand jour arriva, enfin. Il y avait, dans la petite ville, une animation insolite et fiévreuse. Les rues étaient pavoisées, les chaussées et les trottoirs jonchés de fleurs. D’immenses arcs de verdure, reliés par des allées de sapins, donnaient au ciel, à l’horizon, aux maisons, à toute la nature, d’impressionnants aspects de mystère, de triomphe et de joie.

À l’heure dite, le cortège s’ébranla, moi en tête, avec mon tambour. J’étais bizarrement harnaché d’une sorte de caban dont le capuchon se doublait de laine rouge. Une fantaisie de M. Martinot qui trouvait que le caban avait quelque chose de militaire et s’harmonisait avec le tambour. Il pleuvait un peu ; le ciel était tout gris.

— Allons ! me dit M. Martinot… du nerf !… de la précision !…

À partir de ce moment je n’ai plus de cette journée fameuse que des souvenirs confus. Je me rappelle qu’une immense tristesse m’envahit. Tout me paraissait misérable et fou. J’aurais voulu m’enfuir, me cacher, disparaître, tout d’un coup, dans la terre. Mais M. Martinot me harcelait. Je l’avais sans cesse derrière moi, qui me disait :

— Du nerf !… battez plus fort !… On n’entend rien…