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sement. Au fond, j’étais un enfant prodige, et l’on me prenait pour un parfait imbécile. À la longue, je fus assez maltraité de mes parents, de mes maîtres qui disaient de moi, avec de grands gestes de découragement : « On ne fera jamais rien de cette buse… Il ne comprend rien, il ne sent rien… Quel malheur qu’il soit idiot ! » Mes sœurs, des modèles de vertu, me pinçaient à la dérobée, les bonnes âmes, et me jetaient ce mot : « Idiot ! » dans un rire que j’entends encore.

Du reste, je n’ai vraiment pas eu de chance. J’ai grandi dans un milieu tout à fait contraire au développement de mes sentiments et de mes instincts, et je n’ai jamais pu aimer personne. Il est très probable qu’il existe, quelque part, des êtres singuliers et fastueux, doués d’intelligence, de bonté, et qui font naître l’amour dans les âmes. Je n’en ai jamais rencontré de tels, moi qui, par nature, étais organisé pour aimer trop, et trop de gens. Il est vrai que, à l’exception des passants, qui me furent aussi humainement indifférents que les cailloux des chemins et les herbes des talus, j’ai rencontré si peu de gens dans ma vie. Dans l’impossibilité où j’étais d’éprouver de l’amour pour quelqu’un, je le simulai, et je crus écouler ainsi le trop plein de tendresses qui bouillonnaient en moi. Malgré ma timidité, je jouai la comédie des effusions, des enthousiasmes, j’eus des folies d’embrassements qui me divertirent et me soulagèrent un moment. Mais l’onanisme n’éteint pas les ardeurs génésiques, il les surexcite, et les fait dévier vers l’inassouvi. Chacun disait de moi : « Il est stupide, mais si bon, si tendre, si dévoué. Il vous aime tant ! »