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IV

Je suis né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur, jusqu’au ridicule. Dès ma toute petite enfance, je donnais au moindre objet, à la moindre chose inerte, des formes supra-vivantes et d’exceptionnels mouvements ; j’accumulais sur mon père, ma mère, mes sœurs, mes tantes, des observations incroyables, qui n’étaient pas de mon âge. À dix ans, j’étais revenu de tout, car tout me paraissait grossièreté, mensonge, et dégoût. D’autres eussent tiré parti de ces qualités, plus tard, dans le commerce, la finance, la politique, la littérature ; moi, je ne fis qu’en souffrir, et elles me furent, constamment, un embarras. En même temps que cette sensibilité suraiguë, j’avais une grande timidité, si grande que je n’osais parler à qui que ce fût, pas même à mon père, pas même au chien de mon père, le vieux Tom, une douce bête, pourtant, et fidèle ! Je gardais tout pour moi et en moi, à peine répondais-je aux questions que l’on m’adressait, fussent-elles les plus insignifiantes du monde. Bien souvent, je ne répondais que par des larmes, qui coulaient, de mes yeux, sans raison, du moins on pouvait le croire. Quand mon père me demandait (et il ne me demandait jamais que des choses que l’on demande aux bêtes familières) : « As-tu bien dormi, cette nuit ? », je sanglotais à en perdre la respiration, à m’étouffer. De quoi mon père, qui était un homme sage et pratique, s’étonnait, grandement. Ce mutisme éternel, coupé de temps à autre, par ces inexplicables larmes, ressemblait à un incurable abrutis-