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X… avait eu une maîtresse… la seule maîtresse que je lui aie connue…, une petite marchande de tabac… noire et très pâle, et très sale, et qu’il aimait follement, comme il aimait tout ce qu’il aimait… Je lui avais pris sa maîtresse, non que je l’aimasse ou qu’elle me plût, mais pour la joie si particulière et si forte qu’on éprouve à faire souffrir un ami dévoué, et dont on sait qu’il ne se plaindra pas… Il m’avait pardonné… Ah ! si bêtement, si gauchement, la gorge toute secouée de sanglots.

– Non… non !… je ne t’en veux pas… Je ne savais pas que tu l’aimais !… Je ne pouvais pas savoir… Si j’avais su… si j’avais su !…

Ah ! comme il pleurait !… Ah ! qu’il était ridicule et repoussant !…

Je ne sais pas pourquoi ce souvenir me fut presque comme un remords… Ç’avait peut-être été la seule joie de sa vie, cette petite femme, noire, pâle et sale !… Peut-être même était-ce en expiation de cet acte vil et lâche, que j’étais venu ici.

Au dehors le vent redoublait de fureur. J’entendais nettement les arbres entrechoquer leurs branches, les feuillages ronfler comme des orgues, les ardoises se détacher du toit, siffler dans l’air et tomber sur le sol…

– Pauvre diable ! me répétai-je.

La nuit me parut bien longue. Le vent ne s’apaisa qu’au matin, et l’aube se leva dans un ciel nettoyé et tranquille. Je descendis au jardin. L’air jeune et vif me réconforta ; je l’aspirai à pleins poumons, et, à défaut d’eau, je me lavai le visage, à la rosée qui tombait des arbres et montait des herbes, délicieusement fraîche.

Après une courte promenade, je trouvai mon ami, assis sur le banc de pierre, la tête dans ses mains.

– Viens ici, me dit-il, en se reculant un peu, pour me faire de la place, près de lui.

Il était livide, avec des paupières rouges et gonflées. Sa barbe gardait encore des traces d’ordures de la veille et des vomissements de la nuit. Il me dit d’une voix pâteuse, dont le souffle m’arriva, fétide, aux narines :