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tends-tu ?… Toute la journée j’ai été embêté par des grignotements de rats, derrière la porte… Alors c’était toi !…

— Lucien ! Lucien !

— Fiche-moi la paix !

— Lucien, je t’en prie… Ne travaille pas comme ça ! Tu te rends malade…

Il me ferma brusquement la porte au nez. Et je l’entendis qui, longtemps, marcha, dans l’atelier, en maugréant…

Le lendemain, j’arrivai plus tard que d’habitude à mon poste ; je n’avais pu dormir de la nuit, et, au matin, un sommeil invincible, m’avait retenu, comme par des liens de plomb, au lit. Derrière la porte, aucun bruit ; ni le tapotement de la brosse sur la toile, ni le grincement du chevalet. J’appliquai mon oreille contre la serrure. D’habitude, je percevais jusqu’au bruit de la respiration de Lucien. Il ne se passait pas une seconde que je n’entendisse ses pieds frapper le parquet, des jurons sortir de sa bouche, ou bien le paon marcher, et secouer ses plumes. Un silence de mort régnait derrière la porte. Je supposai d’abord que Lucien, fatigué, ne s’était pas encore levé. Mais, peu à peu, ce silence m’inquiéta, puis il m’affola. Et brusquement, sans songer aux conséquences d’une telle audace, je poussai la porte, et j’appelai :

— Lucien ! Lucien !

Nulle voix ne répondit à mon cri ; et la porte fermée résista.

J’appelai encore :

— Lucien !… Lucien !

Et, à coups de poing, à coups de pied, je tentai d’enfoncer la porte, la porte terrible, la porte derrière laquelle le silence devenait, à chaque seconde, plus épouvantant et sinistre.

Des voisins effrayés par mes cris apparurent.

— Lucien est mort ! Lucien est mort !… m’écriai-je… Oh ! je vous en prie, aidez-moi à enfoncer cette porte…

La porte, en une minute, céda à nos efforts, et au milieu de l’atelier, près de la toile renversée et crevée, près du paon