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Souvent, Julia, échappée de la loge pour quelques minutes, venait me voir. Elle arrivait essoufflée, haletante, plus pâle encore de l’effort en hâte accompli, ses ternes mèches blondes collées au front par la sueur. Rien ne m’était agaçant, comme ces visites répétées, comme l’obsession de ses yeux où je lisais la hantise d’un amour qui me devenait pesant et odieux. Elle aimait l’ombre propice à ses désirs, elle recherchait l’ombre, elle voulait chaque fois m’entraîner dans l’ombre avec elle. Quand je la devinais venir, quand j’entendais le glissement et le claquement de ses savates, sur les marches, monter vers moi, je m’avançais vers l’escalier où, tous les deux, nous nous livrions à d’étranges colloques.

— Non, Julia, lui disais-je fermement, il faut redescendre… Ce n’est pas bien de quitter votre loge ainsi… si votre mère rentrait ?… Dans quelle situation me mettriez-vous ?

— Laissez-moi une petite minute avec vous…

— Non, non… Allez-vous en.

— Alors, vous êtes donc fâché avec M. Lucien, que vous n’entrez plus chez lui !

— Je ne suis pas fâché avec Lucien… Lucien est malade.

Et souvent on entendait un juron derrière la porte, un juron étouffé comme une plainte.

— Pourquoi jure-t-il alors ?… demandait Julia.

— Parce qu’il souffre !

— Ah ! bien merci !… Et pourquoi souffre-t-il ?

— Parce qu’il travaille.

— Il travaille ! Ah ! bien, merci.

— Voyons Julia, laissez-moi.

Mais elle ne s’en allait pas.

— Ah ! comment pouvez-vous rester là toute la journée, derrière la porte d’un fou ?… Moi je mourrais de peur !

— Je vous défends de dire que Lucien est fou.