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un, malgré l’apparente symétrie, ne se ressemblait. Devant et derrière les paons se déroulait, tapis merveilleux, un champ de pensées que le cadre coupait de tous les côtés. L’effet en était saisissant… Il y avait là, vraiment, un effort d’imagination puissante et belle, une entente de l’harmonie linéaire et de l’ornement que j’admirai, sans réticence.

— C’est beau, ça, Lucien !

Mais, déjà Lucien hochait la tête… et son œil, en regardant la toile, s’effarait…

— Pourquoi me dis-tu que c’est beau ?… Est-ce que tu le sais ? Est-ce que tu sais quelque chose ?… Eh bien, moi, je crois que ce n’est pas ça !… Jamais, je ne pourrai trouver l’accord entre ces paons, qui sont comme des fleurs, et ces fleurs, qui sont comme des paons… Il faudrait quelque chose peut-être… Oui, il manque quelque chose… une figure nue… une femme… là… Hein !… une figure traitée dans le sens du décor, avec une chevelure rousse, une chevelure d’or qui s’éparpillerait dans la toile, ainsi qu’une autre queue de paon.

— Laisse ton idée comme tu l’avais d’abord rêvée, Lucien… Je te dis que c’est beau !… Je sens que c’est très beau… Tu gâterais tout avec cette chevelure…

À mesure que la toile se couvrit, que Lucien commença le détail de chaque paon, très étudié, sur le fond restant plus vague, sa folie de doute le reprit, plus fort que jamais. Un jour, brusquement, il s’écria, se tournant vers moi :

— D’abord, c’est toi qui me gênes… Je te sens là, toujours, derrière moi… Tu m’embêtes… Va-t-en… Tu me pèses aux épaules… Laisse-moi seul…

Je me retirai, sans me plaindre, le cœur gros. Je savais qu’il ne fallait pas, dans ces moments, essayer, par des paroles, d’apaiser mon ami. Mais je ne voulus pas m’éloigner, présageant je ne sais quel malheur… Je restai sur le palier ; je passai mes journées sur le palier, derrière cette porte sombre, au-delà de laquelle habitait le pauvre Lucien, en lutte avec le démon de l’art. Et l’oreille tendue au moindre bruit, j’écoutai le tapotement de sa brosse, sur la toile ; et les jurons rauques, auxquels le paon, de temps en temps, répondait par un cri.