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Mais il ne m’écoutait pas…

— Je suis calme, tu vois bien… Je suis fort… Jamais je ne me suis senti plus souple… mieux portant…

Ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’il me tolérait, près de lui, pendant le travail. Autrefois, il me mettait à la porte, en disant gaiement :

— Je suis comme les éléphants, moi !… J’ai de la pudeur… Je n’aime point qu’on me voie forniquer avec l’art !…

Et, aujourd’hui, non seulement il me tolérait, mais il paraissait se rassurer à ma présence, et il me demandait souvent mon opinion sur ses études, en sondant, comme un malade le médecin, ma pensée véritable, jusqu’au fond de mon regard :

— Ça n’y est pas encore, hein ?… Non, ça n’est pas encore ça !… Dis-le franchement… Dis ce que tu penses… Mais je sens que ça doit tout de même… Oui, oui ! c’est là…

Il me montrait son front, et, faisant ensuite jouer le ressort de ses doigts, comme pour l’assouplir, il ajoutait, avec un sifflement, dans la voix, qui me donnait le frisson :

— Seulement, c’est cette sacrée main qui n’obéit pas encore !… Cette sacrée main toujours en révolte contre ce que je sens, contre ce que je veux…

Et il l’injuriait.

— Mais il faudra bien que je te dompte, salope !… Il faudra bien que tu marches comme le reste, vache, vache, sale vache !

Enfin, un matin, il attaqua sa composition sur la grande toile.

C’était une toile très longue, et peu haute. Les paons tenaient toute la longueur de la toile, dans des mouvements superbes et étranges, et dont pas