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poussé une feuille… rien que cette fleur terrifiante !… Comprends-tu ça, toi ?… Le bonhomme de jardinier à qui je l’ai montrée, a haussé les épaules… Quelle brute !… Ils ne voient rien, ces gens-là !…

L’après-midi, jusqu’au soir, il dessinait son paon. Il fit des paons tristes, des paons ivres, des paons fous, des paons morts ; il en fit de toutes les formes, de toutes les couleurs, dans toutes les attitudes. Le paon était devenu vite très familier ; il ne rôdait plus, le long du mur, en balançant son col, et cherchant une issue par où s’échapper ; il ne se jetait plus contre les vitres de la fenêtre, par où il apercevait, au-dessus de la forêt, des cheminées et des tuyaux, la liberté, dans un coin de ciel… Il acceptait de bonne grâce l’étroitesse de la chambre, le perchoir improvisé d’un vieux chevalet, il se contentait des pauvres verdures, bottes de mouron et de pissenlits, dont Lucien, chaque soir, avait soin de joncher le parquet, pour donner à l’oiseau l’illusion d’un jardin. Même le paon prit des poses et donna des mouvements, auxquels se refusent d’ordinaire les bêtes qui se sentent observées par le regard de l’homme. Il avait, surtout, en s’épouillant, une façon resplendissante de relever et de développer sa queue magique qui mettait Lucien en joie, en délirante joie.

Durant plus de quinze jours que dura cette préparation, par des études et des croquis, à la grande œuvre rêvée, Lucien demeura gai. Son enthousiasme, maintenu par l’espoir, ne se démentit pas une minute. Malgré le pli de son front qui allait s’accentuant, se creusant comme une entaille, et qui présageait de terribles tempêtes, ces cyclones de colère et de découragement que je connaissais tant, hélas ! il rayonnait de confiance.

— Repose-toi, lui conseillais-je… Tu ne pourras pas soutenir longtemps cette course furieuse au travail… Et alors tout va recommencer comme autrefois, tu sais bien… Ne t’énerve pas, je t’en prie…