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XXVI

Lucien se mit au travail avec enthousiasme. Dès le lendemain matin, en entrant, dans l’atelier, je reconnus vite ce pli mauvais, ce pli terrible qui lui barrait le front, quand il était en gestation de quelque idée et qui annonçait les orages prochains. Et je ne pus m’empêcher d’avoir peur. Dans la confiance revenue, dans les éclats de son ardente gaieté, il y avait un grincement qui me faisait mal. Je n’aimais pas, non plus, voir ce coup de vent qui lui retournait les cheveux, d’un mouvement si insolite et donnait, semblait-il, à son visage, une expression d’égarement particulier.

— Ne mets pas tant de fièvre à la besogne, lui disais-je… Tu as le temps… Sois calme…

— Mais sapristi !… Est-ce qu’on peut être calme, quand on travaille !… C’est bon pour toi, qui as une « gniolle » !… Est-ce que tu dis au feu : « Ne brûle pas » ; au vent : « Ne souffle pas… » C’est du feu et du vent que j’ai dans la tête… Ça brûle et ça gronde !

Le matin, Lucien allait faire des études de pensées, de champs de pensées, chez un horticulteur de Montrouge. Et, au retour, il me racontait ses sensations, par d’étranges comparaisons.

— Il y en avait une, figure-toi… qui ressemblait à un tigre… Une autre !… Ah ! celle-là ! non, c’est trop affolant !… Figure-toi une tête de mort qui sortait de la terre sur une tige mince… Je l’ai regardée… le pied était mort ; il n’avait pas