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pitié, se glissa un sentiment d’orgueil, et — oh ! misère de moi — je me comparai à quelque terrible don Juan.

— Est-ce vrai que vous allez partir ? me demanda Julia, d’une voix humble, d’une voix craintive.

Et, devant mon embarras à répondre, elle ajouta plus vivement :

— C’est Monsieur Lucien qui m’a dit ça !

Je redoutai qu’elle n’eût raconté à Lucien notre histoire, que je voulais lui cacher à tout prix. Il me semble que je serais mort de honte, si Lucien l’avait connue. Je répliquai durement, car toute ma pitié s’était évanouie, à cette question :

— Ah ! c’est Lucien !… Je parie que vous avez été lui faire un tas de potins !…

— Des potins ! s’écria-t-elle… Oh ! que vous êtes méchant !… Et pourquoi êtes-vous si dur avec moi ?… Je n’ai rien dit à Monsieur Lucien… C’est lui qui m’a dit ça… Il m’a dit qu’il allait repartir, et qu’il vous emmenait !… Est-ce vrai ?

Elle était sincère. Son regard anxieux ramena la pitié dans mon cœur :

— Oui, Julia, c’est vrai !…

— Ah ! mon Dieu !… Et moi, qu’est-ce que je vais devenir sans vous ?…

Elle ne put retenir plus longtemps les larmes dont ses paupières étaient toutes gonflées.

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu ! sanglota-t-elle… Il n’y avait plus que vous !… Et vous allez partir !… Et je vais être toute seule… et je vais mourir toute seule !… Je voyais bien que vous ne m’aimiez plus…

J’essayai de la consoler ; je lui pris ses pauvres mains maigres, où les veines se nouaient ainsi que des cordelettes bleuâtres.

— Voyons, Julia !… C’est vrai, je vais partir… mais pour quelques jours seulement… Lucien est triste, Lucien est malade… Il faut que je l’accompagne… mais je reviendrai bientôt.

— Vous dites cela !… vous dites cela !…

— Je vous le promets… Voyons !… Ne pleure pas… je te le jure… Ah !… puisque je te le jure !