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Tuileries. Cette fin de jour resplendissait. Le soleil déclinant donnait, aux massifs d’arbres, un aspect léger, poudroyant, et le rectangle de l’arc de triomphe s’enlevait, tout bleu, dans l’illumination du ciel occidental, tout bleu et cerné d’un rai de lumière orangée. Sur le tapis des avenues, mille choses brillaient, chatoyaient, des voitures, comme des pierreries, des toilettes, comme des fleurs… Nous tombâmes sur un banc, moi, énervé de fatigue, le cerveau vide, les yeux brûlés, lui, morne et silencieux et pareil aux pauvres diables accablés par la faim et les routes trop longues. Il accouda sa tête aux paumes de ses mains, et lança contre le sol des jets tordus de salive. Jamais je ne l’avais vu aussi maigre, aussi décharné. Ses omoplates remontées semblaient trouer, comme des clous, l’étoffe fripée de son veston. Et son chapeau noir, bossué, et sa barbe et ses cheveux trop longs lui donnaient l’aspect d’un mendiant, ou de ces tristes bohèmes, qu’il prenait tant de plaisir, jadis, à plaisanter, lui, toujours correct, dans sa tenue bourgeoise et presque élégante.

Tout à coup, il me dit :

— Vois-tu, mon petit, en art, il n’y a qu’une chose belle et grande : la santé !… Moi, je suis un malade… et ma maladie est terrible ; et je suis trop vieux maintenant pour m’en guérir… C’est l’ignorance… Oui, je ne sais pas un mot de mon métier, et jamais je n’en saurai un mot !… Je ne suis pas un fou, comme tu pourrais croire, je suis un impuissant, ce qui est bien différent… ou si tu aimes mieux, un raté… Sais-tu pourquoi je me bats les flancs pour trouver un tas de choses compliquées, ce qu’ils appellent, les autres, des sensations rares, et ce qui n’est pas autre chose que de l’enfantillage et du mensonge… Sais-tu pourquoi ?… C’est parce que je suis incapable de rendre le simple !… parce que je ne sais pas dessiner, et parce que je ne sais pas mettre les valeurs ! Alors je remplace ça par des arabesques, par des fioritures,