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XXIV

Lucien ne partit point le lendemain, comme il avait été convenu. Il s’attarda à faire des courses inutiles, voulut revoir des amis, ses anciens motifs des quais, trouva mille prétextes pour reculer le moment de son départ, de notre départ, car il était décidé que j’irais, avec lui, passer quelques jours, sur son pic… Une curiosité me poussait vers ce lieu de sa souffrance nouvelle. Et puis Lucien était dans un tel état d’exaltation mauvaise, que je craignais pour lui des dangers de toute sorte, à être seul, à vivre toujours replié sur lui-même, dans l’unique société de la folie qui habitait son âme. Je me serais fait un scrupule de l’abandonner à ses vertiges ; je voulais veiller sur lui, comme on veille sur un malade. En attendant, je l’accompagnais partout ; j’étais comme son ombre, comme l’ombre de son ombre. Lui s’épuisait en paroles, en théories, en gestes désordonnés. C’était un flux grondant de souvenirs, de projets, auxquels se mêlaient des récits de sensations étranges, des croquis de paysage, des plans de réforme sociale, lambeaux de nature, d’humanité et de rêve, choses vagues, haletantes, trépidantes, sans lien entre elles et comme vues, le soir, par la portière d’un wagon qu’emporte, vers on ne sait où, une locomotive chauffée à toute vapeur.

Nous passâmes une journée, tout entière, au Louvre, et je me souviendrai toujours de l’affaissement de Lucien quand, le musée fermé, nous sortîmes et nous dirigeâmes vers le jardin des