Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/112

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Ce qui me désorientait un peu, c’était d’être seul, c’était de ne pouvoir jamais parler à personne… J’ai besoin de crier mes idées ; sans cela le travail m’est une intolérable souffrance. Il faut que je me vide de tout ce qui m’oppresse, sans quoi, c’est curieux, ma main tremble, et je ne suis pas fichu de tenir un pinceau… Et comme tu l’aimeras ce pic ; c’est plein de fleurs admirables ; des épilobes avec leurs lampes flexibles, des doronicums, des inulas, et sur les murs, les vieux murs croulants, des retombées, des cascades, des cataractes de joubarbe. Nous emporterons de la graine de soleil, et nous la sèmerons tout le long du terrain… Vois-tu cela, ces grandes fleurs effarées en plein dans le ciel ?… Et puis, tu me donneras peut-être un conseil pour mon tableau !… Tu te rappelles, je t’ai parlé d’un chien qui aboie toujours, d’un chien qu’on ne voit pas, et dont la voix monte dans le ciel, comme la voix même de la terre ?… Voilà ce que je veux faire !… Un grand ciel… Et l’aboi de ce chien !…

Je fus un peu stupéfait.

— Mais tu es fou, Lucien ! m’écriai-je… Tu veux peindre l’aboi d’un chien ?…

— Oui ! oui !… Ça se peut !… tout se peut !… Il faut trouver, voilà tout !… Ainsi, tiens, par exemple, une spirale qui monte… Enfin, je ne sais pas… ou bien un nuage qui serait plus bas que les autres, et qui aurait l’aspect d’un chien, d’une gueule de chien ! comprends-moi… Ce que je voudrais, ce serait rendre, rien que par de la lumière, rien que par des formes aériennes, flottantes, où l’on sentirait l’infini, l’espace sans limite, l’abîme céleste, ce serait rendre tout ce qui gémit,