Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/111

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une brise légère.

— Car enfin, as-tu rigolé, toi, voyons !… As-tu senti dans tes reins la secousse merveilleuse qui vous ouvre la porte du paradis ?… Quelle blague ! Quelle sale blague !… Et, pourtant, c’est amusant, ces maisons-là… On ne devrait y venir qu’en peintre, et non en imbécile rigoleur !… Ce qui gâte l’étrangeté puissante, la splendeur macabre de ce spectacle, c’est l’acte idiot, auquel on se croit obligé de sacrifier !… Ce bariolage de tons, ces fouillis de la misère crue, ces lambeaux de chair et de transparentes étoffes qui se répercutent dans les glaces !… Et ce qu’on entrevoit par les portes ouvertes, dans le rouge sombre des escaliers, un torse nu qui passe, une cuisse mate, dans un mouvement de fuite, coupé par la ligne d’une portière, des ébouriffements de chevelures rouges, et l’apparition de ces visages plâtreux, maquillés comme les morts d’Égypte !… Et rendre la tristesse, l’épouvantable et rutilante tristesse de cet encan !… l’angoisse qui vous prend à la vue de cette viande parée, lavée, décorée de fleurs fausses, comme à l’étal d’une boucherie !… C’est beau, oui, c’est beau !… Mais tout de même, j’aime mieux les fleurs, les brumes sur les coteaux, tout ce rêve de pureté, d’atmosphère colorée et limpide, qui voile d’émerveillantes fééries l’âpre réalité de la vie… Voyons, toi, est-ce que ça t’amuse, les femmes ?… Est-ce que tu vas, comme les autres, te noyer dans les fleurs blanches de l’amour ? Pourquoi ne dis-tu rien ?

Il me secouait fortement par les épaules.

Je répondis par un rire évasif, et Lucien n’insista plus. Déjà sa pensée allait vers d’autres objets.

— Tu verras mon pic, me dit-il, soudainement, et sans transition… Car je pense que tu vas venir avec moi… Et puisque je te le donne, ce pic, par testament, il faut bien que tu le visites… Tous les deux nous serons très heureux, ça c’est sûr…