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« Je t’annonce, cher petit, que d’ici trois jours, je serai de retour à Paris. J’ai besoin d’y venir chercher quelques meubles qui me manquent. J’ai surtout besoin de parler avec toi, avec d’autres, avec tout le monde. Ici, seul, j’étouffe. C’est trop beau pour moi, c’est trop grand… Je me perds dans le ciel comme dans une forêt vierge. Il se passe dans le ciel trop de choses qu’on ne comprend pas… il y a trop de fleurs, trop de plaines, trop de forêts, trop de mers terribles… Et tout cela se confond. Les forêts flottent comme des mers ; les mers s’échevèlent comme des forêts, et les fleurs m’endorment de leurs poisons. Il se dégage de là, vois-tu, une grande folie, et une grande terreur. J’aurais besoin d’avoir quelqu’un près de moi, avec qui je pourrais comprendre cette formidable beauté, avec qui je pourrais en jouir. Et je n’ai personne en qui déverser le trop plein de ce qui bouillonne en moi. Nous retournerons ensemble, sur mon pic, si tu veux, et si rien de nouveau ne t’attache à Paris, comme je le pense. Tu dois y être bien seul aussi. »

En effet, trois jours après cette lettre, Lucien était de retour à Paris. Il m’embrassa avec effusion.

— Oh ! cher Petit, ne cessait-il de me dire, comme ça me fait plaisir de te revoir…

Il était changé, pâli, amaigri. Ses cheveux longs, sa barbe inculte, rendaient encore l’aspect de son visage plus délabré. Et dans ses yeux brillait une lueur de fièvre.

— Est-ce que tu es malade ? demandai-je, inquiet.

— Malade ?… Et pourquoi ?… Non, je ne suis pas malade… Je suis fatigué… Là-bas, je ne dormais plus… Mais ici, je vais bien dormir…

Il passa l’inspection de son atelier, regarda quelques études anciennes, non sans plaisir.

— Tiens ! mais c’est pas trop mal, ça !…

Et brusquement :

— Tu sais… On ne sait pas ce qui peut arriver… J’ai fait mon testament… Je te donne mon pic… Allons dîner… Et puis, ma foi !… après… nous irons voir des femmes… Allons ! viens !… Il faut rigoler un peu, ce soir !