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présence d’un enfant, je ne sais plus que dire. Il me semble que les enfants en savent plus long que moi, sur toutes choses. Souvent, ici, passe un très vieux pauvre, qui mendie, un très vieux pauvre, à peu près aveugle, conduit par sa petite fille, qui est muette ! Et c’est effrayant d’infini, le regard de cette muette ! On dirait que ce regard a tout vu, tout connu. Il est vaste comme un ciel et profond comme un abîme. Il va des plus épaisses ténèbres aux lumières les plus resplendissantes. Devant ce regard qui n’a jamais rien entendu de ce que disent les hommes, devant cette bouche close, cette bouche de fleur vierge, qu’aucune parole humaine n’a souillée, je me sens tout petit, tout humble, tout bête, tremblant comme un chien devant son maître !

« Je les ai gardés, quelques jours, ce vieil aveugle et cette petite muette… J’ai barbouillé plus de dix toiles… Je voulais exprimer, comprends-tu, rendre sensible, par une combinaison de lignes et de formes, tout ce que peut voir un aveugle, tout ce que peut dire une muette… Eh bien, rien !… Il n’est rien sorti de là !… ma main s’est refusée à peindre ce que je ressentais, ce que je comprenais d’intérieur, toute l’émotion dont mon âme était pleine devant ce regard firmamental, et devant cette bouche d’astralité… Comprends-tu ?… Ah ! si j’avais eu un couperet, je te jure que je me serais coupé la main, et j’aurais eu une joie diabolique, à la clouer, cette main imbécile à la porte de mon atelier, comme un objet de dérision !… »

Et voici la dernière lettre que je reçus de Lucien :