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mais surtout dans le domaine moral. Pénètre-toi bien de ce fait. Il ne faut espérer connaître la vérité et la beauté, que par l’envers des choses. Aussi l’envers de la vie, c’est la mort. Je voudrais mourir, pour connaître enfin la vérité et la beauté de la vie ! »

Et le lendemain, il m’écrivait encore :

« Décidément, je me suis trompé. J’ai eu souvent l’orgueil de croire que j’étais, que je pouvais devenir un artiste. J’étais fou. Je ne suis rien, rien qu’un inutile semeur de graines mortes. Rien ne germe, rien jamais ne germera des semences que je suis las, las et dégoûté d’avoir jetées dans le vent, comme le triste et infécond Onan. On dirait qu’il suffise que ma main les touche, ces semences d’art et de vie, pour en pourrir le germe ! Oh ! ce sentiment de l’impuissance, ce pouvoir maudit de la mort ! Il me poursuit presque dans mon sommeil ! Toutes les nuits, je rêve cet étrange et torturant cauchemar. Je suis un jardinier, et je plante des lys. À mesure que j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu ; tous mes rêves ont le même caractère de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! Je me réveille haletant, le corps baigné de sueur, et je me lève, pour ne plus dormir cet affreux sommeil, pour ne plus rêver ce rêve atroce, où s’opère si fortement ma déchéance !

« Mais si je ne suis pas un artiste, que suis-je ? Et quoi faire ? En vérité, je ne sais pas. Je ne suis bon pour aucune besogne, et la malédiction de la nature est sur moi. Rouler des herses, porter des fardeaux ! Mes reins sont trop faibles. Instruire les hommes, leur prêcher la beauté ? Mais les hommes ne comprennent rien. Ils sont trop vieux. Parler aux enfants ?… aux petits enfants, dont le crâne n’est pas encore durci par la vie, dont le cerveau n’est pas encore ossifié par l’éducation ?… Hélas ! quand je me trouve en