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XXII

Les lettres de Lucien se succédaient d’abord ravies, ensuite désolées. Chaque matin, elles m’apportaient l’écho de son âme. Je suivais, par ces lettres, mieux peut-être que par nos anciennes conversations, le progrès du mal qui l’envahissait. Cette solitude où il avait cru pouvoir se ressaisir, où il cherchait le calme nécessaire aux mystérieuses créations, lui était davantage funeste et mortelle. Il s’égarait dans le désert de ce silence, plus encore que dans les bruits de Paris, qu’il avait fuis ; il n’avait point l’âme assez forte, pour porter le poids de ce ciel immense et lourd, où nulle route n’est tracée. Et déjà, s’annonçait, en signes douloureux, la folie dans laquelle devait sombrer, plus tard, l’ardente et incomplète intelligence de mon pauvre ami.

J’ai là, sur ma table, ces lettres, que je ne puis relire sans larmes, et sans qu’un terrible frisson me secoue de la tête aux pieds. Elles semblent avoir été écrites par un damné. De la première à la dernière ligne, elles disent le plus affreux tourment d’art, dont ait pu souffrir un homme, sur la terre. J’ai beaucoup réfléchi à ces choses, et je ne puis m’empêcher de penser que cette souffrance est juste et méritée. Il n’est pas bon que l’homme s’écarte trop de la vie, car la vie se venge.

« Figure-toi, m’écrivait-il, que ce matin, j’ai fait une découverte importante. En passant mon pantalon, j’ai découvert que l’envers de l’étoffe était bien plus beau que l’endroit. Il en est ainsi pour tout, non seulement dans le domaine matériel,