Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/105

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l’homme, qui monte contre le ciel ; ce chien qui aboie, oui, c’est la voix même de la terre. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire… Mais l’impression, je t’assure, en est un peu effarante.

Naturellement, je n’ai pas travaillé. Il va falloir m’installer, me trouver une chambre, entre ces murs en ruine, en chasser les rats et les hiboux, qui, depuis des siècles, mènent là leur mystérieuse vie. Tout cela sera promptement terminé. Un lit, une table, deux chaises, et mes chevalets ! Et puis, le travail, le travail ! J’ai confiance. Il me semble que je vais être un autre homme. Oh ! peindre de la lumière, cette lumière, qui, de toutes parts, me baigne !… Peindre les drames de cette lumière, la vie formidable des nuages ! Étreindre cet impalpable ; atteindre à cet inaccessible ! Je suis plein d’enthousiasme ; je sens des forces nouvelles circuler en moi… Je voudrais t’embrasser, cher petit, et te dire tout ce que j’espère, et te montrer tout ce qui germe en mon esprit… Tu ne connais pas cette toile, de Turner ?… Au bas de la toile, des choses flottantes, rousses, dorées. On ne sait pas si c’est des arbres, des écharpes, des figures, des nuées !… Et puis, au-dessus, des blancheurs profondes, infinies, des tournoiements de lumière… Eh bien, voilà ce que je voudrais faire, comprends-tu ? Des toiles, où il n’y aurait rien !… Oui, mais est-ce possible ?…

Hier, je suis resté toute l’après-midi à regarder décharger un chaland. Il y avait là, une équipe de huit hommes. Ah ! les bougres ! qu’ils étaient beaux ! Le bateau était plein de grands arbres, qu’ils enlevaient, comme moi j’eusse fait d’un crayon ! La noblesse de ces torses, l’auguste splendeur de ces muscles en travail, et le rythme des hanches, sous les lourds fardeaux, et le ton de ces pantalons de velours, serrés à la taille par une ceinture rouge ! Et dans ces figures noires, creusées par la fatigue des écrasants labeurs, l’ingénuité du sourire !… Oui, des sourires de petit enfant, dans des muscles d’Hercule ! Ah ! qu’ils m’ont ému !… C’est beau, aussi, ça, tu sais !… La force, chez les pauvres diables, a je ne sais quoi, qui vous attendrit, qui vous fait presque pleurer. Comme on paraît petit, auprès de ces malheureux ! Et, tout de suite ils ont senti que je les aimais. Ils avaient, pour moi, mille gentillesses, mille gaietés naïves, qui m’ont charmé.

Le soir, je leur ai payé à boire. Nous nous sommes un peu saoulés ensemble… C’était délicieux.

Pourquoi es-tu triste ?… Pourquoi te désespérer de la sorte ? Il ne faut pas être triste ; il faut toujours espérer, puisque tout est beau, sacré nom d’un chien.

Je t’embrasse.
Lucien.