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Veux-tu maintenant que je te fasse l’histoire des mœurs et coutumes de mes co-habitants ? Elles sont amusantes.

Le conducteur des ponts et chaussées couche avec la femme de l’aubergiste ; l’aubergiste avec celle du barragiste ; le barragiste avec la servante de l’aubergiste ; la fille du barragiste avec le commis des ponts et chaussées. Tout ce monde paraît fort heureux. Il n’y a que le vieux capitaine, qui ne couche avec personne. Du moins, on le suppose, et il l’affirme. Ce brave remplace les joies de l’adultère et de l’amour libre, par une exclusive et violente passion pour la pêche à la ligne. Il a, pour ce genre de sport, une méthode rationnelle, au moyen de laquelle il ne prend jamais aucun poisson. Mais il a confiance dans sa doctrine, et l’espérance de captures prochaines le soutient. C’est une espèce d’apôtre. Moi, je domine la situation du haut de mon pic.

Il est extraordinaire, mon pic. Il y a des endroits où l’on ne voit pas la terre, où l’on ne voit que le ciel. Je peux me croire en ballon, dans une perpétuelle ascension vers l’infini. C’est épatant. J’y ai eu des sensations inouïes. Tâche de te représenter cela. Tout autour de moi, le ciel. Nul horizon, nul bruit ! Rien que la marche silencieuse des nuages. Et, tout à coup, dans ce vide incommensurable, dans ce silence des éternités splendides, l’aboi d’un chien qui monte de la terre invisible. D’abord, l’aboi est faible ; il est comme une plainte ; puis, peu à peu, il s’accentue, il est comme une révolte. Et cela dure des jours entiers, et cela dure des nuits entières. Et il me semble que c’est la plainte de l’homme, que c’est la révolte de