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ses filets étendus, dans le soleil, au-dessus de l’eau. La population de Porte-Joie se compose d’un aubergiste, qui est en même temps pêcheur, de sa femme et de sa servante, d’un conducteur des ponts et chaussées et de son commis, d’un barragiste, de sa femme et de sa fille, et d’un vieux capitaine retraité. C’est tout ! Il y a bien aussi un garde-pêche qui rôdaille tout le temps, dans ces parages, et qui surveille de petits saumons que le conducteur des ponts et chaussées élève administrativement dans des parcs. Mais on ne peut pas dire que ce fonctionnaire soit des nôtres. Il habite, de l’autre côté du fleuve, une maison en planches, toute noire de goudron, et devant laquelle croissent deux pauvres soleils, navrés de ce voisinage. Sa vraie demeure est la salle de l’auberge, où, toute la journée, il absorbe des pots d’eau-de-vie de pommes de terre, que l’aubergiste lui octroie généreusement, au moyen de quoi, celui-ci peut, toutes les nuits, faire des razzias de poisson, sans crainte d’un procès. D’ailleurs, les règlements de pêche sont admirables. Ainsi, il est défendu de pêcher aux époques où il y a du poisson ; il est permis de pêcher aux époques où il n’y en a pas. En ce moment, l’alose pullule. Elle remonte le fleuve par bancs énormes. Ce poisson a des mœurs étranges. Il aime mieux mourir que de retourner à la mer. Et il meurt ! On ne voit sur le fleuve que des ventres brillants, de poissons morts. Cela ressemble à une débâcle de petits glaçons. Eh bien, défense est faite aux riverains et aux pêcheurs, de toucher à ces poissons. L’administration, charitable et prévoyante, permet seulement qu’on fasse, de temps en temps, une petite cueillette, pour les hospices des pays circonvoisins. Ajoute à cela que lorsque des bêtes — vaches, veaux ou moutons — périssent, elles sont aussi envoyées aux mêmes hospices, et tu auras, tout de suite, une idée de l’alimentation — intensive, comme l’engrais — qu’on réserve aux petits vieux, aux petites vieilles, et aux pâles convalescents.