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XXII

Écluses de Porte-Joie

Figure-toi un pic, tout ras, un pic cocasse, en forme de pain de sucre. Au sommet, quelques arbres qui ont chétivement poussé, et dont les branches s’ornementent de jolies torsions décoratives. Dans ces arbres une vieille maison croulante que les lierres, seuls, retiennent. Et tout autour de cela, le ciel, le ciel, un ciel immense, à perte de rêve. Eh bien, ce pain de sucre, cette maison, ce ciel, tout cela est à moi. J’en suis depuis hier, à onze heures et demie, le propriétaire étonné et ravi. Voilà donc le grand mystère dévoilé !

Cet événement considérable s’est accompli sans trop d’anicroches. Le gîte était à vendre depuis plus de dix ans. Personne n’en voulait. Je l’ai acheté, pour un morceau de pain, comme dit ce bêlant Alfred de Musset. Après s’être fait tirer l’oreille, mon père a fini par me donner l’argent nécessaire à l’exécution de cette folie. Peut-être a-t-il pensé que j’allais abandonner la peinture pour l’agriculture, et élever du bétail sur mes pentes ? Enfin, je suis propriétaire ! Et cela me semble tout drôle. Je pense que tu ne me reconnaîtras pas. Je suis sûr que, pour honorer ma nouvelle qualité sociale, j’ai déjà pris du ventre, comme il convient, et acquis cette supériorité spéciale à « l’homme qui possède ».

Au bas du pic, ce sont les écluses de Porte-Joie dont je t’ai parlé, et cette admirable architecture du fer qu’est le barrage et qui, de loin, ressemble à d’immen-