Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/294

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bafoués, ils se battent. Une grande risée fut dans le ciel en voyant le tumulte étrange et en entendant la rumeur : ainsi la ridicule bâtisse fut abandonnée et l’ouvrage nommée Confusion. »

Alors Adam, paternellement affligé :

« Ô fils exécrable ! aspirer à s’élever au-dessus de ses frères, s’attribuant une autorité usurpée qui n’est pas donnée de Dieu ! L’Éternel nous accorda seulement une domination absolue sur la bête, le poisson et l’oiseau ; nous tenons ce droit de sa concession ; mais il n’a pas fait l’homme seigneur des hommes ; se réservant ce titre à lui-même, il a laissé ce qui est humain libre de ce qui est humain. Mais cet usurpateur ne s’arrête pas à son orgueilleux empiétement sur l’homme : sa tour prétend défier et assiéger Dieu : homme misérable ! Quelle nourriture ira-t-il porter si haut, pour s’y soutenir lui et sa téméraire armée, là au-dessus des nuages, où l’air subtil ferait languir ses entrailles grossières, et l’affamerait de respiration, sinon de pain ? »

Michel :

« Tu abhorres justement ce fils qui apportera un pareil trouble dans l’état tranquille des hommes, en s’efforçant d’asservir la liberté rationnelle. Toutefois apprends de plus que depuis ta faute originelle, la vraie liberté a été perdue ; cette liberté jumelle de la droite raison, habite toujours avec elle, et hors d’elle n’a point d’existence divisée : aussitôt que la raison dans l’homme est obscurcie ou non obéie, les désirs désordonnés et les passions vives saisissent l’empire de la raison, et réduisent en servitude l’homme, jusque alors libre. Conséquemment, puisque l’homme permet au dedans de lui-même, à d’indignes pouvoirs de régner sur la raison libre, Dieu, par un juste arrêt, l’assujettit au-dehors à de violents maîtres qui souvent aussi asservissent indûment son extérieure liberté : il faut que la tyrannie soit, quoique le tyran n’ait point d’excuse. Cependant quelquefois les nations tomberont si bas au-dessous de la vertu (qui est la raison) que non l’injustice,