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troupeau folâtre des quadrupèdes : lui-même devenu tantôt l’un d’entre eux, tantôt l’autre, selon que leur forme sert mieux son dessein. Il voit de plus près sa proie ; il épie, sans être découvert, ce qu’il peut apprendre encore de l’état des deux époux par leurs paroles ou par leurs actions. Il marche autour d’eux, lion à l’œil étincelant ; il les suit comme un tigre, lequel a découvert par hasard deux jolis faons, jouant à la lisière d’une forêt : la bête cruelle se rase, se relève, change souvent la couche de son guet : comme un ennemi il choisit le terrain d’où s’élançant il puisse saisir plus sûrement les deux jeunes faons chacun dans une de ses griffes. Adam, le premier des hommes, adressant ce discours à Ève, la première des femmes, rendit Satan tout oreille, pour entendre couler les paroles d’une langue nouvelle.

« Unique compagne qui seule partages avec moi tous ces plaisirs et qui m’es plus chère que tout, il faut que le pouvoir qui nous a faits, et qui a fait pour nous ce vaste monde, soit infiniment bon, et qu’il soit aussi généreux qu’il est bon et aussi libre dans sa bonté qu’il est infini. Il nous a tirés de la poussière et placés ici dans toute cette félicité, nous qui n’avons rien mérité de sa main, et qui ne pouvons rien faire dont il ait besoin : il n’exige autre chose de nous que ce seul devoir, que cette facile obligation ; de tous les arbres du paradis qui portent des fruits variés et délicieux, nous ne nous interdirons que l’arbre de science, planté près de l’arbre de vie ; si près de la vie croît la mort ! Qu’est-ce que la mort ? quelque chose de terrible sans doute ; car, tu le sais, Dieu a prononcé que goûter à l’arbre de science c’est la mort. Voilà la seule marque d’obéissance qui nous soit imposée, parmi tant de marques de pouvoir et d’empire à nous conférées, et après que la domination nous a été donnée sur toutes les autres créatures qui possèdent la terre, l’air et la mer. Ne trouvons donc pas rude une légère prohibition, nous qui avons d’ailleurs le libre et ample usage de toutes choses, et le choix illimité de tous les plaisirs. Mais louons Dieu à jamais, glorifions sa bonté ; continuons, dans notre tâche délicieuse, à élaguer ces plantes croissantes,