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rapport entre l’utilité et la justice

de nous, et que la société doit traiter également bien tous ceux qui ont également bien mérité d’elle, c’est-à-dire qui ont bien mérité également d’une manière absolue. Voilà le principe abstrait le plus élevé de la justice sociale et distributive ; c’est vers lui que doivent tendre les institutions et les efforts des citoyens vertueux. Mais ce grand devoir moral repose sur un fondement bien plus profond encore, en tant qu’émanation directe du premier principe de morale, et non comme simple corollaire logique de doctrines secondaires ou dérivées. Il est renfermé dans la signification même de l’Utilité ou principe du plus Grand Bonheur. Ce principe n’est qu’un assemblage de mots sans signification rationnelle si le bonheur d’une personne, supposé égal en intensité (avec part faite pour la qualité), n’est pas compté exactement pour autant que le bonheur d’une autre personne. Ces conditions énoncées, le dicton de Bentham « chacun doit compter pour un, personne ne doit compter pour plus d’un » peut être écrit sous le principe d’utilité comme commentaire explicatif[1]. Le droit de chacun au bonheur, suivant

  1. Cette conséquence du premier principe du système utilitaire, l’impartialité parfaite entre les individus, est considérée par M. Herbert Spencer (Social Statics) comme la réfutation de la prétention de l’utilité à être un guide suffisant vers ce qui est juste, puisque, dit-il, le principe d’utilité présuppose le principe antérieur : chacun a un droit égal au bonheur. L’expression serait plus correcte si l’on disait qu’il suppose que des totaux égaux de bonheur sont également désirables, qu’ils soient atteints par la même personne ou par plusieurs. Ceci cependant n’est pas une présupposition inutile pour soutenir le principe d’utilité, mais c’est bien le principe lui-même ; car qu’est-ce que le principe si « bonheur » et « chose désirable » ne sont pas synonymes ? S’il y a un principe antérieur impliqué, il ne peut être autre que celui-ci : les vérités mathématiques sont applicables à l’évaluation du bonheur, comme à toute autre quantité mesurable.
    M. Herbert Spencer, dans une communication privée au sujet de la note précédente, a refuse d’être considéré comme adversaire de l’utilitarisme ; il assure qu’il regarde le bonheur comme la fin suprême de la morale ; mais il estime que ce but ne peut être que partiellement atteint par les généralisations empiriques faites à la suite de résultats de conduite observés, et qu’il ne peut être complètement atteint qu’en déduisant des lois de la vie et des conditions de l’existence quelles sont les espèces d’action qui tendent nécessairement à produire le bonheur, et quelles sont celles qui produisent le malheur. Si l’on excepte le mot nécessairement, je n’ai pas d’objections à faire contre cette doctrine ; et, toujours en omettant ce mot, je ne crois pas qu’un avocat moderne de l’utilitarisme puisse avoir une autre opinion. Bentham, auquel en réfère M. Spencer dans ses Social Statics, est moins disposé que tout autre à ne pas déduire l’effet des actions sur le bonheur des lois de la nature humaine, et des conditions universelles de la vie humaine. On l’accuse, au contraire, communément de s’appuyer trop exclusivement sur ces déductions, et de trop négliger les généralisations de l’expérience spécifique dans lesquelles M. Spencer croit que se confinent les utilitaires. Mon opinion, et celle de M. Spencer je crois, est que dans la morale, comme dans toutes les autres branches des études scientifiques, la réunion des deux procédés inductif et déductif, l’un corroborant et vérifiant l’autre, est nécessaire pour donner aux propositions générales le degré d’évidence qui constitue la preuve scientifique.