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INTRODUCTION


visage les mêmes couleurs qu’il avait eues en vie, et qu’il paraissait plutôt dormir qu’être mort.

LVI. — Dès son enfance, Michel-Ange fut dur à la fatigue. Aux dons de la nature il a ajouté ceux de la science qu’il a voulu acquérir, non par fatigue et par combinaison, mais pour la nature elle-même qu’il a étudiée en se mettant devant elle comme devant son unique exemplaire. Il n’est pas d’animal dont il n’ait voulu relever l’anatomie. Quant à celle de l’homme, il l’a si bien connue qu’à peine en savent autant ceux qui, par profession, dépensent toute leur vie à cette étude : je veux dire des connaissances qui importent à l’art de la peinture et de la statuaire, et non ces minuties qui n’intéressent que les spécialistes en anatomie. La preuve en est faite par ces figures, où l’on trouve un tel art et une telle science que tout autre peintre aurait peine même à les imiter. J’ai toujours pensé que les efforts humains ont une limite prescrite par la volonté de Dieu, au delà de laquelle aucune ordinaire vertu ne peut rien ; et ceci est vrai non seulement en peinture et en sculpture, mais généralement dans tous les arts et sciences. S’il arrive que cette vertu humaine fasse un effort exceptionnel en faveur d’un des siens, c’est pour que celui-ci serve d’exemple aux facultés de l’homme. En sorte que celui qui veut en son art enfanter quelque chose digne d’être lue ou vue, il faut ou qu’il soit le sujet même de ce premier enfantement ou, tout au moins, qu’il ressemble à ce maître et qu’il marche sur ses traces ; car il lui serait d’autant inférieur qu’il s’éloignerait davantage de cette droite ligne. Après Platon et Aristote, combien de philosophes n’a-t-on pas vus qui, pour vouloir suivre une autre voie, sont tombés dans le pire ? Combien d’orateurs, après Démosthènes et Ciceron ; combien de mathématiciens, après Euclide et Archimède ; combien de médecins, après Hippocrate et Gallien, ou de poètes, après Homère et Virgile ? Et s’il s’est trouvé des esprits qui, se fatiguant sur les sciences, furent capables d’arriver par eux-mêmes à la plus haute place, néanmoins, pour avoir trouvé cette place occupée ou pour n’y avoir réalisé d’autres perfections que celles que leurs prédécesseurs avaient manifestées avant eux, il est advenu ou qu’ils ont abandonné l’entreprise, ou que judicieusement ils se sont donnés à l’imitation des premiers réalisateurs de cette perfection. Cela s’est vu, de nos jours, avec Bembo, Sannazzaro, Caro, Guidiccione, la marquise de Pescara [1], et autres écrivains et amateurs de rimes toscanes. Encore que d’un génie supérieur et singulier, comme ils ne pouvaient créer eux-mêmes mieux que la nature n’avait fait avec Pétrarque, ils se sont contentés d’imiter celui-ci, mais si heureusement qu’ils ont été jugés dignes d’être lus et comptés parmi les bons écrivains.

LVII. — Pour conclure, je dirai qu’il me semble qu’en peinture et en sculpture la nature a été, pour Michel-Ange, large et libérale de tous ses dons, et je ne pense pas être repris en disant que les créations de ce maître sont presque inimitables. Je ne crois pas paraître exagéré en disant que, jusqu’à cette heure, il est le seul qui ait tenu avec une égale dignité le ciseau et le pinceau. En peinture, les Antiques ne nous ont rien laissé dont nous gardions mémoire. En statuaire, si nous avons beaucoup d’œuvres anciennes,

  1. Vittoria Colonna, poétesse célèbre, amie de Michel-Ange.